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Chapitre I
Dans l’histoire de la photographie Evgen Bavcar est un ovni. Comme Pete Eckert ou encore Sonia Soberats, il fait partie des rares photographes non-voyants.
Le sujet me semble assez remarquable pour se pencher sur son histoire. En effet, il est possible de faire de la photo tout en étant aveugle. La façon de percevoir le monde est juste différente. Et c’est ce que nous allons voir ensemble car voir n’est pas le seul apanage des voyants. Et je dirais même que certains non-voyants sont plus clairvoyants que ceux dotés du sens de la vue.
Afin de rendre la lecture plus agréable, j’ai décidé de publier cet article en plusieurs parties, sous forme de chapitre. J’espère que ce type de format vous conviendra. N’hésitez pas à me faire un retour en commentaire.
Par ailleurs, j’ai procédé à une refonte totale de mon blog « l’oeil du photographe » pour une meilleure expérience lors de votre navigation. Ce site continuera à évoluer au fil du temps. De plus, j’accorde une attention particulière à l’accessibilité. Ainsi, vous pourrez également constater que la version audio des nouveaux articles s’améliore en proposant de nouveaux effets sonores tout au long de l’écoute pour une meilleure immersion.
Mais sans plus attendre, voici l’étonnante histoire d’un photographe hors du commun.
Evgen Bavcar est né en 1946 à Lokavec, en Slovénie (une petite ville près de la frontière italienne, dans l’ancienne Yougoslavie).
Le père d’Evgen était d’une famille de forgerons qui fabriquaient des chaudrons en cuivre. Evgen n’avait que 7 ans lorsque son père mourut. Le souvenir le plus marquant qu’il garde de lui est un fusil d’enfant qu’il avait fabriqué pour lui comme pour lui dire de ne jamais cesser de résister au destin.
Malgré le décès de son père, Evgen vécu une enfance très heureuse avec sa soeur d’un an plus jeune que lui et sa mère. C’était un enfant très vivant que les enseignants arrivaient à peine à contenir. Il aimait tout ce qui s’apparentait à la technique et appréciait également beaucoup la lecture.
Influencé par les récits de guerres des anciens, il se mit à confectionner des grenades incendiaires de paille et d’essence et des canons au carbure. Il concevait également des moulins à eau en guise de centrales électrique.
Il est évident que si le destin n’avait pas changé radicalement le cours de sa vie, il se prédestinait vraisemblablement à devenir inventeur ou ingénieur.
À l’âge de 11 ans, 2 accidents consécutifs vont lui faire perdre peu à peu la vue.
L’école était éloignée d’un kilomètre de sa maison et le chemin pour s’y rendre était pour Evgen un vrai terrain de jeux.
C’est sur ce chemin qu’Evgen Bavcar se creva l’oeil gauche avec une branche. Pendant des mois, il observa le monde d’un seul oeil jusqu’à ce que le détonateur d’une mine lui blessa l’autre oeil.
C’est à partir de cet accident en 1957 qu’il devint officiellement « blessé de guerre ». Cette explosion doit nous rappeler que les guerres ne sont jamais finis.
Il ne devint aveugle que progressivement comme si la vie lui avait permis de faire ses adieux à la lumière.
Inélucablement, sa vie bascula dans l’obscurité totale. La nuit était désormais son territoire. De mémoire, il se souvient de l’ordre par lequel les couleurs ont totalement disparu de son champ visuel. D’abord le bleu, la couleur du ciel. Puis le jaune, celle du soleil. Et enfin, le rouge, celle de la passion.
Il fût donc contraint de tout réapprendre. Cette nouvelle vie l’obligea à être moins agité. Désormais, il observait le monde en l’écoutant et le touchant.
Il ne pouvait plus lire mais seulement écouter des livres enregistrés, ce qui prenait plus de temps. Il avait l’impression d’être en retard sur les autres, ce qui lui donnait le sentiment d’être toujours pressé pour rattraper leur avance. Chaque geste était devenu un défi pour se réapproprier une forme d’indépendance et de liberté mais avec cette conscience aigüe que désormais, il ne pouvait plus se passer des autres.
Après un passage à l’hôpital où il commença à apprendre le braille puis à l’Institut des jeunes aveugles, il réintégra l’école élémentaire où il avait commencé en tant que voyant pour finir le cycle. Puis il s’inscrit au lycée de Ljubljana où il était le seul aveugle de tout l’établissement. C’est dans ce même lycée qu’il deviendra plus tard également le seul professeur d’histoire non-voyant.
C’est aussi dans cet établissement, à l’âge de 16 ans, qu’il va tenter d’y photographier, avec un appareil russe (un Zorky 6) que sa soeur lui avait prêté, quelques copines et copins du lycée. C’est en ramenant la pellicule chez un photographe pour la faire développer que le miracle survint. En effet, Evgen réalisa qu’il créait des images sans pour autant les voir et cela attisa sa fascination pour ce média.
C’est à partir de cette expérience qu’Evgen va commencer à faire de la photo.
Avant de s’intéresser aux moyens par lesquels un aveugle peut réaliser ses photos, il me semble important d’essayer de comprendre pourquoi il les prend ?
Evgen Bavcar dira plus tard « qu’il faut distinguer le visuel, ce que voient nos yeux, du visible, ce que voit notre esprit. » En effet, il s’intéresse à la photographie non comme technique mais comme idée. Ce n’est pas l’invention de la photographie au XIXème siècle qui l’intéresse mais plutôt ses origines conceptuelles.
Pour lui, la première chambre noire est la caverne de Platon.
En effet, pour Platon l’allégorie de la caverne est une image destinée à nous faire comprendre que nous sommes dans l’illusion prisonniers d’une réalité déformée par nos préjugés, notre culture, nos émotions et nos croyances qui nous empêchent de voir la vérité.
La chambre noire serait alors la métaphore de l’obscurité dans laquelle notre faible lumignon (c’est-à-dire nos connaissances) éclaire la vérité sans jamais pouvoir l’embrasser entièrement. Evgen décrit notre condition comme une forme de cécité ontologique.
En 1969, après un passage à l’université de Ljubjana puis dans un lycée en tant que professeur, il part étudier la philosophie de l’art à la Sorbonne à Paris où il obtiendra son doctorat en 1975.
L’année suivante, il est embauché au CNRS en tant que chercheur en esthétique. En 1981, il est naturalisé français.
Dans les années 80, sa pratique photographique se développe en parallèle de ses activités de chercheur en esthétique.
En 1987, à l’âge de 41 ans, il réalise sa première exposition. En 1988, il est le photographe officiel du « Mois de la Photo » à Paris.
En 1992, il publie son premier livre autobiographique, « Le voyeur absolu », aux éditions du Seuil.
Dans ce livre, il explique par différentes anecdotes qu’avant d’accepter définitivement sa cécité, il aimait faire semblant de voir.
Un jour, il décida de faire la cour à une fille sans lui avoir dit la vérité au sujet de sa cécité. Par peur d’un échec, il prolongeait leurs conversations téléphoniques jusqu’au jour où elle voulu absolument le rencontrer. Ils se donnèrent donc rendez-vous dans un café munis d’une description réciproque.
Evgen expliqua que pour plus de vraisemblance, il prit un journal et, assis à sa table, fit semblant de le lire. Puis dans le bruit des juke-boxes, il reconnu la voix du téléphone qui lui demanda pourquoi il tenait son journal à l’envers.
Cette expérience lui permis de comprendre qu’il lui faudrait désormais inventer des jeux moins dangereux et surtout plus honnêtes.
Evgen Bavcar est également le fondateur du laboratoire de l’Invisible à l’Institut des études critiques à Mexico.
Cette expérience exceptionnelle, sans équivalent dans l’histoire de l’art, conduit évidemment à se poser de nombreuses questions qui convergent vers une interrogation centrale : La photographie ne serait-elle pas, avant toute chose, une image mentale du monde ?
Mais au-delà de cette ultime question, de nombreuses autres gravitent tout autour.
Pourquoi a-t-il choisi un appareil photo pour s’exprimer alors que c’est un outil basé sur la perception et l’impression visuelles ?
Un embryon de réponse est peut-être à chercher dans sa personnalité.
Evgen porte des lunettes de vue alors qu’il est non-voyant. Il explique cette bizarrerie en évoquant avec dérision le fait qu’il aime faire croire aux autres qu’il est intelligent, et sans doute aussi un peu pour entretenir une forme d’ambiguïté.
Preuve en est, son logement est constitué de nombreux miroirs alors qu’il ne peut se voir.
N’y aurait-il pas dans sa personnalité le goût du paradoxe ?
Et le paradoxe n’est-il pas ce qui constitue les fondements du raisonnement en philosophie ?
N’oublions pas qu’il partage sa carrière entre la photographie et la philosophie.
Qu’est-ce que la réalité ? Et si l’aveugle était moins atteint de cécité qu’on ne le pense ? Et si l’aveugle était moins aveuglé que le monde matraqué d’images surfaites qu’il ingurgite à longueur de journée ?
C’est ce que nous allons voir lors du prochain chapitre.
À très bientôt !
Quel bel article ! merci !
C’est passionnant et techniquement excellent
bravo Fabrice
vivement la suite !
Quel passionnant et surprenant sujet ! Et quelle belle découverte, merci pour le partage et bravo pour ce nouveau format très plaisant !
J’attends la suite avec impatience
Merci à vous Joan !
Merci pour ton commentaire encourageant Nicole !
Merci pour ton précieux commentaire Valérie !
Inattendu cette découverte d un photographe aveugle ! J ai beaucoup apprécié la version sonore bravo Fabrice ! Ce qui est intéressant c est le rapprochement de la photo d un non voyant avec la philosophie
Merci pour ton précieux commentaire Odette !
Une vie, avec des hauts et des bas… il est arrivé au Graal de ce qu’il voulait faire avec toute la volonté qu’il avait,.. il y a des personnes qui nous donnent des leçons… ses photos (celles que j’ai vues) sont très belles.. un très bel article, merci
Merci beaucoup pour votre commentaire Joelle !