Dernièrement, j’ai fait l’acquisition d’un ouvrage qui m’a à la fois troublé et touché. Je ne me lasse pas de le feuilleter. À chaque fois que je l’ouvre, j’y découvre de nouveaux détails pour enrichir l’histoire qui se forme à travers l’excellente série que contient ce livre magistral.
Joseph Koudelka est né le 10 janvier 1938 en Moravie (Tchécoslovaquie).
Nous savons très peu de choses sur son enfance. Fils d’un modeste tailleur, il aurait été initié à la photographie par un ami de son père vers 1952.
Il suit des études d’ingénieur de 1956 à 1961 à l’université technique de Prague. C’est durant cette période qu’il fait l’acquisition d’un vieux Rolleiflex.
Il commence à photographier les gitans de Tchécoslovaquie. Il semble que Joseph Koudelka était déjà sensible à la notion de voyage puisque son premier sujet photographique concernait les gens du voyage.
Entre 1961 et 1967, il travaille comme ingénieur aéronautique à Prague et Bratislava.
Dans un même temps, il contribue en tant que photographe indépendant au magazine Divadlo spécialisé dans le théâtre.
En 1963, il commence à photographier les festivals religieux en Slovaquie.
En 1965, il devient membre de l’Union des artistes tchécoslovaques.
En 1967, il démissionne de son poste d’ingénieur et se consacre pleinement à la photographie.
Par ailleurs, il reçoit le Prix de l’Union des artistes tchécoslovaques pour la qualité novatrice de ses photographies de théâtre.
Durant cette même année, ses photographies sur les gitans sont présentées pour la première fois à l’exposition Cikani à Prague.
En 1968, il part en Roumanie avec la sociologue Milena Hübschmannova pour photographier des gitans.
Il retourne à Prague le jour précédent l’invasion des troupes du Pacte de Varsovie mettant fin à une courte période de liberté politique. Durant cette période agitée, Joseph Koudelka photographie les affrontements entre tchécoslovaques et soviétiques, ainsi que la vie quotidienne dans les rues de Prague.
En avril 1969, il se rend en Angleterre pour la première fois invité par la troupe du Divadlo za branou à l’accompagner et exposer ses photographies de théâtre à Londres.
À la mi-juillet, il entame une seconde visite de trois mois au Royaume-Uni. Ses photographies de l’invasion de la Tchécoslovaquie, prises l’année précédente, passent clandestinement la frontière et sont envoyées aux États-Unis. La coopérative de photographes Magnum diffuse les clichés sous les initiales P.P. (le Photographe de Prague) afin d’éviter des représailles contre lui et sa famille. D’ailleurs, il recevra un prix Robert Capa pour ces images marquantes de l’histoire de la Tchécoslovaquie, sans que son nom soit mentionné.
En 1970, il quitte définitivement la Tchécoslovaquie grâce à un visa de sortie de trois mois afin de photographier les gitans en Europe de l’Ouest. Il devient apatride et commence à voyager dans différents pays d’Europe en photographiant les gitans, les fêtes religieuses et la vie quotidienne. Il obtient l’asile politique en Grande Bretagne.
En 1971, Elliott Erwitt propose que Joseph Koudelka entre chez Magnum. Il devient membre associé pour devenir membre de Magnum Photos en 1974.
Il rencontre Henri Cartier-Bresson et Robert Delpire qui deviennent des amis intimes.
Pendant vingt ans, il parcourt différents pays d’Europe en réalisant près de trois cent mille clichés. Les 75 photos réunies dans le livre que je vais vous présenter est en quelque sorte la quintessence photographique de ses vingt années d’exil durant lesquelles Joseph Koudelka n’aura cesser d’immortaliser ces instants de vie reflétant son monde intérieur.
Ce n’est qu’en 1990 qu’il retourne pour la première fois à Prague après vingt an d’exil.
« Exils » est publié pour la première fois en 1988. Photographe inclassable, humaniste, nomade, ascète et archiviste zélé, sa vie est devenue une sorte de légende.
« Je suis le résultat de tous les pays par lesquels je suis passé et de toutes les rencontres que j’ai pu faire. Je suis devenu nomade pour prendre des photos. » (Joseph Koudelka)
Intégré à Magnum, la plus prestigieuse agence de presse de la planète, il refusait de prendre des commandes et vivait par conséquent de la vente de ses quelques tirages, laissés à l’agence.
De 1970 à 1987, il parcourt les routes d’Europe avec un sac à dos et un appareil photo autour du cou. Il ne veut pas avoir de domicile. Il se contentait d’une paire de chaussures de marche, de deux chemises, deux caleçons, le tout devant durer une année.
Sur les trois photos qui suivent vous pouvez remarquer la forme d’ascétisme que Joseph Koudelka s’imposait durant son exil en dormant à même le sol tout en menant une vie frugale et nomade. Ces clichés sont des autoportraits comme un témoignage sur sa vie d’alors sous la forme d’un carnet photographique de voyage.
« Être en exil, c’est tout simplement le fait d’avoir quitté son pays et de ne pas pouvoir rentrer. Chaque exil est une expérience individuelle, différente. Moi je voulais voir le monde et photographier. Cela fait quarante-cinq ans que je voyage. Je ne suis jamais resté nulle part plus de trois mois. Quand je ne trouvais plus rien à photographier, il fallait que je parte. Quand j’ai pris la décision de ne pas rentrer, je savais que je voulais développer une expérience du monde que je ne pouvais pas envisager quand j’étais en Tchécoslovaquie. » (Joseph Koudelka, Le Monde, 23 mai 2015).
Joseph Koudelka n’a pas été formé à la photographie et pourtant, il est très exigeant vis-à-vis du classement, de l’éditing et de la maquette de ses livres. Rien n’est laissé au hasard. Il y passe énormément de temps et y réfléchit beaucoup.
L’absence de lieux précis dans les légendes de ses images est parfaitement volontaire. Dans le livre « Exils » les légendes ne mentionnent que le nom du pays et de l’année de la prise de vue. De plus, les légendes des images sont réunies au début du livre et n’accompagnent pas, par conséquent, les photos qui apparaissent sans légende à droite d’une feuille blanche.
Même si le livre paraît simple dans sa composition, on sent bien qu’il a été réfléchit dans les moindres détails. Chaque photo semble suivre un ordre soigneusement mesuré.
« Je ne prévois pas mes photos, la seule chose que je cherche c’est l’endroit où une photo va m’attendre… (Joseph Koudelka)
Joseph Koudelka a été très clairement influencé par les gens du voyage qu’il a photographié en Tchécoslovaquie et en Roumanie avant son exil. On peut même affirmer je pense qu’ils ont déterminé son mode de vie après son grand départ.
Il est grand temps d’aborder « Exils », livre majeur de l’histoire de la photographie. Joseph Koudelka a produit près de 300 000 photos pendant les vingt année où le projet l’a occupé, pour n’en garder qu’une soixantaine. Vous vous imaginez le degré d’exigence avec lui-même.
Le livre a été réédité deux fois. A chaque réédition, la sélection a été un peu revue. La dernière version contient 75 photographies réparties en 7 chapitres.
Tant ce livre est riche, nous pourrions y consacrer un livre entier. Je vais me contenter de vous donner l’envie de le feuilleter.
Il est temps de voir à quoi cela ressemble.
C’est une des photos qui m’a le plus marqué. Ce n’est pas pour rien qu’elle a été choisie comme photo de couverture. Puis elle réapparait en neuvième position dans le premier chapitre. Chien errant, espèce de fantôme noir, qui se détache de la neige au parc de Sceaux à quelques kilomètres de Paris.
Cette photo prise en 1968 juste avant l’invasion de Prague par les chars russes de l’Armée Rouge est placée au tout début de l’ouvrage avant même le premier chapitre, un peu à l’image d’un prologue. C’est le point de départ de l’histoire de son exil qui durera près de vingt ans.
Alors que les chars russes sont sur le point d’emprunter la Place Venceslas, Joseph Koudelka monte sur un échafaudage pour prendre de la hauteur et demande à un homme présent de maintenir sa montre au-dessus des rues praguoises encore vides, afin d’immortaliser l’heure de l’invasion. Nous sommes le 21 août 1968 et il 12h20.
Cette photo devient iconique et emblématique de l’invasion des troupes du Pacte de Varsovie, mettant fin au Printemps de Prague.
Durant la semaine qui suit, J. Koudelka capture des dizaines de photographies de rue de la résistance pacifiste et de la passion des civils tchécoslovaques.
Revenons à l’image précédente qui constitue le point de départ de l’histoire, que dis-je, des histoires possibles. Car la force des séries de J. Koudelka réside aussi dans la richesse des interprétations possibles.
Cette photo fige l’heure au-dessus de la ville donnant une drôle d’impression entre attente, compte à rebours et silence, un peu comme le calme avant la tempête. Cette avenue presque déserte représente aussi la route et donc le voyage que Joseph nous invite subtilement à emprunter en suivant son cheminement photographique.
A la quatrième position, cette photo prise en Irlande en 1976, présente quatre hommes alignés dans l’étroit corridor d’une pissotière qui nous tournent le dos entre ombre et lumière. Ces hommes dont l’identité est vague pourraient représenter la part de l’inconnu dans l’exil ainsi qu’une quête existentielle en passant par les recoins nauséabonds de la conscience.
En arrivant au deuxième chapitre, Joseph Koudelka retient notre attention par un corps avachi en bas d’un escalier dont les murs sont usés, fatigués, déchirés. Tout ce que l’auteur écrit au sujet de cette photo, c’est qu’elle a été prise en Espagne en 1971. Ces indications de dates et de lieux inhérents à chaque photo nous précisent finalement le mouvement d’une itinérance à travers le temps. Rien de plus. Au sommet de cet escalier, nous pouvons distinguer un mur comme si la difficile ascension de l’exilé ne débouchait que rarement sur une ouverture.
Quelques pages plus loin, nous tombons sur cette photo réalisée en Croatie en 1980. L’exil c’est aussi un face à face avec son passé, son histoire, son enfance. L’éloignement géographique nous rapproche d’une certaine façon de nous-mêmes.
Et la photo suivante capturée en Suisse en 1979 est un amas de vieilles planches comme si tout était à reconstruire.
Grèce 1981 : Sur un mur défraîchi, le E d’exil saigne. Cette photo apparaît juste avant le troisième chapitre.
Cette photo réalisée en France en 1973 est d’une composition parfaite. Les gitans ont fait l’objet d’un ouvrage publié en 1975 mais ils sont aussi souvent présents dans les pages de ce livre. L’existence nomade de J. Koudelka l’a rapproché encore d’avantage d’eux.
Sur cette photo, trois hommes apparaissent au premier plan. Un cheval est au loin. Avec J. Koudelka rien n’est laissé au hasard. Il y a toujours un élément qui va attirer l’attention. La balle est saisie en suspension comme un point d’interrogation, figeant le temps dans un parfait équilibre. Cette scène atemporelle renvoie à la notion de liberté, de jeu et d’innocence. Dans l’exil de Koudelka, il y a aussi une dimension philosophique, poétique voire métaphysique.
Irlande 1972 : Au sommet d’une montagne rocailleuse, trois hommes se tiennent sur leurs cannes semblables à des rameurs songeurs. Au loin, un paysage brumeux laisse entrevoir des zones de terre inondées. L’ascension semble éprouvante. Comment ne pas penser à toutes les métaphores ou représentations auxquelles cette image nous renvoie.
Quatrième chapitre. Quarante sixième photos. Angleterre : 1972. Un chat et son ombre descendent le long d’un mur de briques. En figeant le mouvement, J. Koudelka suspend le temps. Le clair-obscur nous renvoie entre jour et nuit, conscience et inconscience, veille et rêve. En effet, le chat est nyctalope, il voit la nuit. En figeant l’instant où ce chat sort de l’obscurité vers la lumière, l’exilé en quête de vérité devient comme cet animal, un chaman.
Espagne 1971 : Un homme lance une fusée. Il est prit dans le panache qu’elle dégage en se lançant vers le ciel. L’homme exilé peut devenir fusée en se libérant de la pesanteur du matérialisme.
Cinquième chapitre. Cinquante huitième photo. Angleterre : 1969. Un jeune enfant est allongé sous des feuilles mortes. La vie est faite de petites morts pour pouvoir se réenfanter.
La dernière photo de cette ouvrage est l’image floue de l’océan en mouvement prise en Irlande en 1977…
Le titre de l’ouvrage est au pluriel. Il y a autant d’exils que d’exilés. Chaque exil est vécu de façon particulière propre à l’histoire de l’exilé. D’après moi, le génie de J. Koudelka réside justement dans sa capacité à présenter des images polysémiques. Pour lui, « chaque exil est une expérience individuelle, différente. »
Pendant presque vingt année, J. Koudelka vivra de façon ascétique. Cela a clairement influencé son regard sur le monde. Exils est sans doute sa plus grande oeuvre et celle qui a marqué l’histoire de la photographie.
Aujourd’hui, Joseph Koudelka à 85 ans. Il n’a ni mail ni téléphone et vit à Prague et à Paris bien qu’il se déplace toujours énormément. Il a la nationalité tchèque et française depuis 1987.
Laurent Breillat a fait une excellente vidéo sur Joseph Koudelka que vous pourrez visionner en cliquant sur ce lien.
J’espère que l’article vous a plu. N’hésitez pas à me faire un retour en commentaire.
À bientôt !
Un bel article à lire pour se cultiver !
Bravo Fabrice pour ce portrait du grand photographe Josef Koudelka.
Un grand merci pour ton commentaire Valérie !
Un très grand merci pour cet article que j’ai pris vraiment beaucoup de plaisir à lire .. Cela me donne envie d’acheter ce livre … merci ..
Si l’article t’a donné envie d’acheter l’ouvrage, alors j’en suis ravi ! Merci Danielle pour ce retour d’impression !
Superbe article sur un photographe dont j’ignorais tout. Fabuleuses photos, vie incroyable, cela donne envie d’avoir ce livre ! Merci
Merci pour ton commentaire Gilbert. C’est un photographe remarquable à plus d’un titre. C’est une véritable légende vivante ! Je suis tellement heureux d’avoir ajouter ce livre à ma bibliothèque. Je le consulte régulièrement. Bonne journée à toi !